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06 2003

Ecstasy. Empire. Immanence

Katja Diefenbach

Traduit par Yasemin Vaudable

[1] Ecstasy. L'actualisation politique de la multitude

20 Juillet 2001. Gènes. Deuxième jour des manifestations. Vers midi, plus de 15 000 activistes de l'Europe du Sud et de l'Ouest quittent le stade d'athlétisme Carlini pour s'entraîner avec les Tute bianche; un bref périple d'activistes biopolitiques, qui une heure plus tard, sera arrêté par le bombardement de gaz lacrimogène de la police. A dix, vingt mètres tout est couvert d'une fumée blanche. Contre-attaque biopolitique. Suivie de chars blindés. Celui qui ne porte pas de masque à gaz, prend la fuite en arrière. En arrière? Il n'y a rien. Pas de rue adjascente. Pas d'espace vert. Pas de place. A gauche un remblai d'un mètre de haut. A droite des façades de maison les unes à côté des autres. Entre elles, la taille imposante d'une foule opiniâtre de milliers de manifestants hommes et femmes. Tute bianche à l'entraînement, peu avant que la panique n'envahisse la masse.

Depuis le milieu des années 90 les Tute bianche s'exercent, dans leur pratique théorique, à la mise en oeuvre de notions opéraistes: multitude, subsomption réelle des sociétés au capital, mise en valeur de toute la vie, de la communication, du savoir, des affections, etc. S'il est vrai qu'avec les luttes ouvrières et les conflits sociaux des années 60 et 70 l'usine a pénétré la société et que toute la société s'est transformée en une usine; s'il est vrai que la perspective féministe de considérer le travail non payé comme étant une productivité sociale est devenue une réalité historique au sens large; s'il est vrai que le rapport de capital s'infiltre dans les corps de manière toujours plus productive et met en valeur la connaissance des procédures de travail, la capacité de coopérer et de s'auto-organiser, les affections et les sous-cultures poussant les sujets à devenir les entrepreneurs de leur propre existence marginalisée et fragmentée, il est grand temps d'inventer un activisme biopolitique au beau milieu de cette subsomption qui soit à la hauteur de notre époque. Cela veut dire que les pratiques politiques doivent traverser tout le réseau de la condition sociale engendrée, mise en valeur et contrôlée par le capitalisme tardif. C'est cela la multitude. Incroyablement kitsch. Mais charmant. Une sorte d'hétérogénéité combattante. En fait, on pourrait parler d'un patchwork redécouvert des minorités, qui est conscient de son potentiel de modernisation et d'innovation dans les conditions données. Ce qui est combattant est comprise de manière productive et positive. C'est là l'école du capitalisme même, derrière le programme duquel les Tute bianche et d'autres activistes ne veulent pas retourner. La subjectivité sans cesse mobilisée pour l'auto-entreprise (Fais quelque chose! Réalise, exprime, montre de quoi tu es capable! Sois ton propre sauveur!) ne doit pas évoluer vers une négation, une rupture, un refus du travail, un appel aux armes ou vers la seconde entre le lancement et le ricochet, mais en premier lieu vers l'activisme d'une auto-organisation dissidente.

A Gènes des milliers d'activistes européens se sont joints à la pratique des Tute bianche, parce qu'ils ont, depuis le milieu des années 90, développé des concepts militants d'activité anti-capitaliste assez solides, qui ne sont pas économistes, mais interviennent dans tout le champ social: autoriduzione dans la circulation publique, des actions contre les prisons d'expulsion, lors de conflits de travail, etc. L'on tente ainsi de surmonter les codes sous-culturels de la militance des années 70, 80 et la politique identitaire de la colère orientée vers des petits groupes, d'éviter la confrontation symétrique à la violence de l'Etat et de développer un concept ouvert, médiatisé, de provocation limitée, qui n'a certes pas fonctionné à Gènes mais reste cependant intéressant. Les Tute bianche articulent, tout comme Pink Silver, le réseau des People's Global Action ou les activistes d'auto-organisation de migrants, une promesse. La promesse du politique. La réapparition lente et silencieuse des options. Ce qu'il y a de politique dans une situation réside dans l'asubjectif. Ce ne sont pas les sujets singuliers qui, chacun de leur côté, deviennent plus malins. Et même si cela était le cas, ce ne serait pas suffisant. C'est la rencontre. La production d'un enchaînement. Et ce simultanément à différents niveaux. Au-delà de l'effort de vouloir continuer sur la voie politique, les choses sont entrées en mouvement et l'on assiste à un détachement de l'internationalisme de solidarité, d'un antiracisme fonctionnant comme une politique d'identité renouvelée pour une gauche autonome, des conceptions de soutien et d'intercession, de l'authenticité pathétique du Streetfighter.

En Allemagne, ce ne sont pas People's Global Action, Pink Silver, Indymedia, The Voice ni les groupes de Camps frontaliers qui sont devenus des lieux de retentissement pour ce sentiment renouvelé du politique, mais Attac. La puissance actuelle de ce mouvement est un effet de la situation, l'expression de la potentialité diffuse de nouvelles pratiques internationalistes. La formation d'une social-démocratie hors parlement ralenti cette situation, la rempli d'un keynesianisme de gauche, bloque le politique par une politique régulatrice étatiste et par la concentration sur la dés-accélération des marchés financiers. Comparé à la sédation du politique chez Attac les Tute bianche sont de l'Ecstasy.

 

[2] Empire. La possibilité de la non-multitude.

Trois mois plus tard. New York. Bad timing. Depuis le 11.9.2001 on constate l'apparition d'un processus de politisation négative, dans laquelle les évolutions sociales se ferment hermétiquement à des changements émancipatoires. Cela laisse entrevoir une dimension assez surprenante de l'optimisme propre à la théorie opéraiste de l'Empire. Son analyse méssianique d'un avenir possible de travailleurs immatériels hommes et femmes et d'une multitude migrante passe trop facilement sous silence la condition politique des sujets postfordistes qui votent pour Schill, FPÖ ou Forza Italia. Elle tient trop peu compte de la dynamique de transformation,par laquelle le fordisme connut, avant même de pouvoir s'établir, une crise dans les états autrefois colonisés.

Comme s'il suffisait de donner un nom à la violence de l'Empire, pour ensuite revenir au pathos de la pluralité communiste, à cet heureux patrimoine du développement de la force productrice et de la biopolitique, qui réalise des rapports de lutte dans le mouvement de déterritorialisation du capital. Le beau kitsch peut-être tout aussi non fondé de la grandeur combattante du sujet: "Le Vogelfrei ['celui qui est aussi libre que l'oiseau'/'celui qui est hors la loi'] est un ange ou un démon réfractaire. Et ici, après des si nombreuses tentatives visant à transformer les pauvres en prolétaires et les prolétaires en une armée de libération (...), une fois encore dans la postmodernité émerge dans la lumière aveuglante d'un jour dégagé, la multitude, le 'nom commun' des pauvres. Elle se montre désormais entièrement, car à l'époque postmoderne les assujettis ont absorbés les exploités …" (Hardt / Negri, Empire, 171)

Les projets de l'industrialisation tardive, de la substitution de l'importation, des dictatures d'états nation de développement concernant le fordisme se transforment et évoluent tout comme les états du socialisme réel vers un Empire capitaliste. Tout comme au Nord, une multitude proto-communiste, s'étant approprié de manière productive les moyens de travail et le savoir de coopération, n'apparaît que rarement dans les immenses économies de pauvreté informelles du Sud, dans l'économie fantôme, dans le travail à domicile, et dans la misère de masse des auto-entrepreneurs dans les rues. Par contre, l'on observe l'apparition de la base matérielle nécessaire à l'alliance capable de combiner le système d'auto-entreprise des pauvres et des riches avec des idéologies racistes, politico-religieuses et ethniques.

Le 11 Septembre 2001, la discussion sur un nouvel internationalisme fut, d'une manière tout à fait inattendue, négativement surdéterminée, et comme si quelqu'un avait ouvert la porte, les formes d'expression de la globalisation capitaliste devinrent visibles: l'Empire et la possibilité de la non-multitude.

 

[3] Immanence. La question de l'enchaînement.

Au lieu de s'enfermer dans les analyses négatives de la socialisation, l'on pourrait tenter de penser la simultanéité de la soumission et de l'émancipation potentielle - en deça du messianisme de gauche et de la lumière éblouissante d'un nouveau jour qu'il promet - et en finir avec des perspectives dialectiques, en termes d'une philosophie de l'histoire, d'une manière plus ferme encore que ne le font Negri et Hardt. Le nouveau jour ne viendra pas, parce qu'il est déjà né. Car la multitude existe. Elle est une potentialité immanente, qui plus encore que chez Negri et Hardt, est concevable comme différence a-subjective potentielle par rapport au pouvoir.

Les grands blocs segmentaires de race, classe, genre et sexe, où le pouvoir se situe, sont traversés par des fissures transversales. Le long de ces fissures ce sont de multiples superpositions de différents rapports de pouvoir ainsi que le caractère familier de désirs et de soumission qui deviennent visibles, c'est-à-dire la façon dont un désir, conçu de manière non-subjective, dans un retournement sur lui-même reterritorialisant éprouve à son tour un désir du pouvoir se dressant dans ce retournement. A l'horizon de cette perspective se dessine la possibilité de gestes moléculaires, produisant une intensité minoritaire dans ce mouvement de reterritorialisation.

Alors que les ésthétiques de la libération parlent trop souvent de la beauté et de la clarté de la révolte, de la raison du nouvel Homme et de l'honneur réacquis des subalternes, et par là-même, invoquent une complicité entre morale prédominante et militance, les gestes qui (bien qu'ils constituent le champ du politique) ne peuvent pas être doublés et représentés sous forme de "résistance politique”et de "rupture d'avec les conditions” deviennent intéressants. Dans les sédimentations quotidiennes du pouvoir, ils réalisent un désir, qui devrait être qualifié de minoritaire, en ce sens qu'il ne coïncide pas avec l'équation "Ce qui est, est génial". Peut-être peut-on appeler ces moments "cristallisations singulières du fait de résistance", qui n'appartiennent à aucun sujet, même s'ils laissent des marquages dramatiques dans l'une ou l'autre partie du sujet et le sentiment tardif d'une actualité consommée ("c'est donc cela que je suis”).

Il s'agit d'une conception qui entend échapper au registre de subversion/affirmation et à la logique de transgression et de révolution; une esquive face aux concepts du grand refus, de l'esprit de révolte, du foyer de toute révolution, de la loi pure du révolutionnaire; une esquive face aux stratégies de transgression du choc, de la provocation, de l'ironie etc., dont les effets pourraient être décrits de la manière la plus pessimiste par un gain de transgression secondaire: "Tout reste comme avant, mais nous avons bien ri"; une esquive face au concept du sujet politique au profit de la situation politique, dans laquelle l'objet de la réfléxion réside dans la relativité de la formation sociale de pouvoir et de désir ainsi que dans la simultanéité du politique, de l'économique, du psychique et du sexuel. Y aura-t-il un changement, qui ne coïncide pas avec une modernisation du système? C'est là une question qui relève de l'enchaînement de différentes pratiques. Autrement dit, il serait fatal de mesurer, de manière négative, des pratiques singulières au gradient d'opposition, car ce dernier colonise leur productivité en matière de révolution, de subversion, d'anti-normativité:

"Un désir de pouvoir, de l'auto-oppression ou de l'oppression d'autrui existe tout aussi peu que le désir de la révolution. Bien au contraire, la révolution, l'oppression, le pouvoir etc. constituent les lignes actuelles d'un enchaînement donné.” (Deleuze/Parnet, Dialogues) Tu ne dois pas être triste, pour être militant. Mais tu peux.